Monday, November 07, 2005

Opinion : Le projet de loi antiterroriste menace-t-il nos libertés ?

LEMONDE.FR : Article publié le 27.10.05

L'intégralité du débat avec Julien Cantegreil, juriste, auteur de "Terrorisme et Libertés. La voie française après le 11-Septembre" (En temps réel).

Celine : Le ministre de l'intérieur a déposé hier un projet de loi pour lutter contre le terrorisme, pensez-vous que ces dispositions sont attentatoires au principe du respect de la vie privée ?

Julien Cantegreil : Elles le sont par nature. Il s'agit de savoir si elles sont justifiées et proportionnées. Or, un certain nombre de points relatifs au contrôle des communications, de la vidéosurveillance et d'analyse des fichiers posent effectivement un certain nombre de problèmes par rapport au respect de la vie privée. Mais le dossier n'est pas clos. La représentation nationale devra débattre. Le Conseil constitutionnel sera éventuellement saisi. Les points attentatoires à la vie privée sont par exemple la possibilité d'accéder à certains fichiers, qu'il s'agisse des plaques d'immatriculation, des permis de conduire, des cartes d'identité, la possibilité de conserver les données de connection enregistrées par exemple dans les cyber-cafés. Ajoutons-y la surveillance automatique des véhicules et la vidéosurveillance.

Michael_Pinson : En quoi le "projet Sarkozy" est-il comparable au Patriot Act qui est appliqué aux Etats-Unis ?

Julien Cantegreil : Si l'on devait comparer le Patriot Act à une loi française, ce serait la loi de 1986. Par son ampleur, elle a en effet reconfiguré la quasi-intégralité de notre stratégie antiterroriste. Par les choix qu'elle a opérés, elle n'est heureusement pas tombée dans les excès du Patriot Act de 2001. Le projet de loi actuel, comme la loi de 2001, comme les lois de 1997, 1996, 1991 et 1987, ne fait que prolonger la matrice de 1986. La France a, en 1986, centralisé les enquêtes et les jugements à Paris, elle a professionnalisé les juges et rapproché les activités de police judiciaire et les services de renseignement. Il s'agissait donc d'une mesure pénale et de procédure pénale. Le Patriot Act a un spectre infiniment plus large. Il porte sur, par exemple, l'article 215, la connaissance des lectures faites en bibliothèque (point à forte controverse actuellement), il porte sur des techniques d'investigation, il porte sur un faisceau d'autres problèmes qui couvrent plus de 350 pages. Et il concerne la quasi-totalité des libertés.

Valeo : Considérez-vous que le consensus actuel dans les opinions européennes pour se voir réduire certaines libertés au nom de sa sécurité n'est que conjoncturel ?

Julien Cantegreil : Il y a effectivement un durcissement des législations antiterroristes en Europe et une relative acceptation par les populations de ces législations. L'acceptation des populations n'est pas forcément l'expression d'une soumission, elle exprime aussi le fait qu'il est aujourd'hui plus difficile qu'auparavant de construire un discours de protection des libertés. Des associations comme Liberty au Royaume-Uni, le Groupe de l'article 29 à Bruxelles, et d'autres, jouent un rôle moteur dans la construction d'une réflexion européenne sur les libertés. Mais les législations sur lesquelles les populations sont amenées à se prononcer sont toujours prises dans l'urgence, pérennisées discrètement, parfois non contrôlées pour des questions de saisine (comme en France), et surtout, elles sont de plus en plus disparates. Outre quelques excès sur lesquels il est aisé de se mobiliser : le système de détention en Angleterre par exemple, il est aujourd'hui véritablement difficile de pouvoir se prononcer lorsqu'on n'a pas les connaissances opérationnelles sur la nature de la menace et lorsqu'on n'est pas forcément conscient de l'histoire des libertés, sur : faut-il criminaliser l'association de malfaiteurs ? Faut-il que les données de connexion soient gardées pendant trois à six mois (Allemagne) ou deux ans (Grande-Bretagne) ?

Elizco : Ne sommes-nous pas en avance, déjà, par rapport aux autres démocraties, sur la lutte antiterroriste ? Le juge antiterroriste a-t-il son équivalent et autant de pouvoir à l'étranger ?

Julien Cantegreil : C'est une bonne question, mais peut-on parler d'avance ? Il s'agit bien souvent de choix politiques tout simplement différents. Ce qui est clair, c'est que la France a une politique efficace, forgée de longue date et particulièrement formalisée autour de la réforme de 1986. Les réponses nationales en Europe ont souvent été plus tardives et ont correspondu à des attentes nationales parfois moins fortes et des systèmes juridiques très différents. Au Royaume-Uni, par exemple, il n'existe pas de juge d'instruction, il n'y a pas de procureur, il n'y a aucun magistrat véritablement spécialisé dans la lutte antiterroriste. Les deux services de renseignement n'ont aucun pouvoir judiciaire. Cela dit, les nécessités de la coopération judiciaire et policière, l'existence d'un contrôle par la Cour des droits de l'homme, enfin la nécessité stratégique de répondre communément à une menace commune et transnationale, tout cela participe d'une homogénéisation d'un grand nombre de points de la politique antiterroriste des Etats européens. A maints égards, la France reste néanmoins globalement en avance.

Hervex : Quelles sont les dérives à craindre à l'application du "projet Sarkozy" ?

Julien Cantegreil : Ces mesures parachèvent un système ancien, donc un certain nombre de dérives classiques sont toujours à craindre : la longueur des instructions et des détentions provisoires, la tendance à la disparition de fait du parquet derrière le point de vue des magistrats instructeurs, la confusion rémanente des fonctions et des attributions, l'arbitraire enfin posé par la qualification d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, tout cela est encore à craindre.

Les mesures, comme on l'a dit précédemment, seront attentatoires au respect de la vie privée, mais il sera toujours possible, en tant que citoyen, d'exercer un contrôle. Par exemple, la vidéosurveillance, qui n'est pas une obligation, pourra donner lieu par tout citoyen à une saisie de la CNIL ou de la CNIS pour demander des précisions et notamment des rectifications sur les fichiers.

Une des difficultés des régulations antiterroristes est effectivement qu'il est très difficile politiquement d'y mettre un terme. Le présent projet de loi prévoit pour trois des seize articles une clause de révision parlementaire au bout de trois ans. Il est possible, si la loi devait être adoptée, qu'il arrive à ces clauses ce qui est arrivé aux dispositions antiterroristes de la loi sur la sécurité quotidienne de 2001. La loi sur la sécurité intérieure a prolongé jusqu'à 2005 les dispositions sur les perquisitions domiciliaires et les contrôles des zones aéroportuaires et portuaires, et elle a pérennisé le reste du dispositif. De surcroît, ces mesures ont très largement été étendues à d'autres incriminations. Nulle nécessité juridique, mais une tendance politique avérée et constante à extrapoler des mesures ciblées et temporaires à un champ plus large et souvent pérenne.

La situation dépasse le cas de la France. Aux Etats-Unis, c'est un des points du débat actuel, puisque 16 clauses du Patriot Act arrivent à expiration à la fin de l'année. Par exemple la fameuse "section 215" qui permet à la police fédérale (le FBI) de prendre connaissance de ce que les citoyens consultent dans les bibliothèques. L'administration souhaite dorénavant rendre cette mesure permanente. Les discussions parlementaires devraient permettre qu'il y ait au moins une révision dans dix ans de cette disposition, comme celle, elle aussi très contestée, sur les écoutes téléphoniques.

Olivier: Y a-t-il des droits "absolus" que le législateur ne peut toucher, et des droits "relatifs" auxquels il peut porter atteinte ? Quid du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme en la matière ?

Julien Cantegreil : Il y a effectivement des droits absolus, on les nomme en droit international des normes de jus cogens. Il y a un certain nombre de libertés qui sont constitutionnellement garanties, et d'autres qui n'ont de rang que législatif ou infralégislatif (réglementaire). Il est possible de revenir sur des libertés qui ne seraient garanties que par des règlements ou des lois. Il y a un premier problème relatif au recours au Conseil constitutionnel ou à la Cour européenne des droits de l'homme. En matière terroriste, la saisine n'est de fait pas forcément utilisée par les responsables politiques. Bien souvent, en matière terroriste, le Conseil constitutionnel n'a pas pu se prononcer sur les dispositions antiterroristes. Par exemple en 2001. (Il l'a fait néanmoins en 1986 et 1996.) Pour la Cour européenne des droits de l'homme, les recours sont d'ordre individuel et sont eux aussi soumis à un certain nombre d'aléas. Le terrorisme facilite l'absence de fait de contrôle par les cours.

Il existe en second lieu une possibilité de déroger à certaines dispositions, par exemple de la Cour européenne des droits de l'homme, dans le cas de circonstances exceptionnelles. C'est par exemple la voie qu'avait un temps choisie Tony Blair en invoquant l'article 15 de la CEDH de façon à s'exciper du respect de l'article 5 de ladite convention. Une très heureuse décision ("Opinions" des Lawlords) a conduit le gouvernement anglais à ne pas utiliser cette procédure d'exception lors de la prolongation de la loi terroriste en 2005. La question des atteintes aux droits absolus reste évidemment à l'ordre du jour, pas simplement à Guantanamo, mais aussi dans l'utilisation du système dit "extraordinary renditions", par lequel les Américains font interroger dans des conditions souvent occultes un certain nombre de présumés terroristes dans des pays divers (Maroc, Jordanie, Afghanistan et Ouzbékistan).

Dernier point : les extraditions anglaises. Le gouvernement Blair a lui aussi négocié récemment la possibilité d'expulser, d'extrader plus de 22 étrangers jugés indésirables. Ces expulsions ont donné lieu à une décision de la SIAC. Ce qui est important, c'est que Londres tente actuellement de signer des accords avec des pays étrangers pour envoyer ces personnes sans qu'elles soient torturées (avec la Jordanie le 10 août et la Libye le mois dernier).

Des négociations sont en cours avec le Liban, l'Egypte, l'Algérie. Pour l'heure, tout résident britannique sous le coup d'une telle mesure d'extradition peut faire appel de cette décision au nom de la CEDH. Et elle est interprétée de façon très rigoureuse par les juges de la Haute Cour de justice britannique, qui a jusqu'à présent empêché toute expulsion vers un pays où le suspect aurait pu être persécuté ou maltraité. C'est ainsi que Rachid Ramda a pu éviter pendant dix ans d'être extradé à Paris, au motif qu'il y serait maltraité. Ce dossier est en cours et mobilise activement des associations de droits de l'homme, des juristes et une partie significative de la classe politique anglaise. Si elle devait être actée, cette disposition reviendrait sur une liberté absolue.

Chantal_et_tom_ : Comment, d'après vous, pourrait-on concilier liberté et sécurité en période de forte activité terroriste ?

Julien Cantegreil : La première erreur, c'est probablement d'opposer la sécurité à la liberté car ces deux notions sont antinomiques. Les Français ne sont pas sortis de ce débat depuis vingt ans. Ce qu'il faut arriver à construire, c'est une doctrine de l'histoire des libertés. Qu'il s'agisse du contrôle Internet, de la vidéosurveillance, des contrôles d'identité, les différentes mesures terroristes constituent dans chacun des pays des trajectoires nationales spécifiques.

Restreindre la vie privée aux Etats-Unis et en France n'a par exemple pas du tout le même sens. Aux Etats-Unis, cela se fait au nom d'une protection de la liberté, en France, au nom d'une protection de la dignité. Lorsque les mesures antiterroristes restreignent la protection de la vie privée, implicitement elles choisissent une conception de la vie privée plutôt que l'autre. Il faut donc sortir de l'antinomie entre sécurité et liberté et comprendre que les régulations antiterroristes participent de choix à court terme entre différentes conceptions des libertés et parce qu'elles sont souvent pérennisées, parce qu'elles sont plus difficilement contrôlées, parce qu'elles sont étendues à d'autres incriminations, et parce qu'elles participent de choix politiques souvent à plus long terme (immigration, etc.), elles dessinent des sociétés profondément différentes. C'est en ce sens qu'il y a lieu de se battre pour défendre une politique des libertés particulières face au terrorisme. Protéger la liberté d'expression en période terroriste, ce peut être par exemple protéger le droit de chacun à s'exprimer absolument, ce peut être au contraire contrôler les discours négationnistes pour éviter qu'une société se délite.

Chat modéré par Constance Baudry et Karim El Hadj

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